LETTRES
DE SAINT DENYS L'ARÉOPAGITE |
traduction
de Maurice de Gandillac (1943) |
1. - A Gaios,
serviteur
La ténèbre est invisible à la lumière, et d'autant plus
invisible que la lumière est plus forte. Les connaissance ne découvrent point
les secrets de l'inconnaissance, et elles les découvrent d'autant moins
qu'elles-mêmes sont plus nombreuses. Si tu considères, en effet,
l'inconnaissance, non point au sens privatif du mot, mais au sens transcendant,
tu pourras affirmer ceci, qui est plus vrai que toute vérité : à qui possède la
lumière positive et la connaissance positive, l'inconnaissance divine demeure
secrète, car cette Ténèbre transcendante demeure impénétrable à toute lumière,
inaccessible à toute connaissance. S'il advient que, voyant Dieu, on comprenne
ce qu'on voit, c'est qu'on n'a pas vu Dieu lui-même, mais quelqu'une de ces
choses connaissables qui lui doivent l'être. Car en soi il dépasse toute
intelligence et toute essence; il n'existe, de façon suressentielle, et n'est
connu, au delà de toute intellection, qu'en tant qu'il est totalement inconnu et
qu'il n'existe point. Et c'est cette parfaite inconnaissance, prise au meilleur
sens du mot, qui constitue la connaissance vraie de Celui qui dépasse toute
connaissance.
2. - Au même Gaios, serviteur.
Peut-on dire que
Celui qui transcende toute créature transcende également la Théarchie et le
Principe même de tout bien ? Oui, mais à condition d'entendre par Déité et par
Bonté la substance même du Bon qui produit le bon et le divin, et cette
inimitable imitation de Celui qui est plus que Dieu et plus que bon et qui nous
rend nous aussi divins et bons. Si tel est, en effet, le principe de toute
déification et de toute bonification pour qui devient divin et bon, il faut dire
que Celui qui est au delà de tout principe et Principe même de tout principe
transcende la Déité et la Bonté ainsi entendues [comme principes], puisque c'est
en Lui que se fondent la Théarchie même et le Principe de tout bien. Et, dans la
mesure où il demeure inimitable et imparticipable, il ne transcende pas moins
les imitations et les participations que les imitateurs et les
participants.
3. - Au même Gaios, serviteur.
On appelle soudain ce
qui advient de façon inespérée et passe ainsi de l'obscur au clair. En ce qui
concerne l'amour du Christ pour les hommes, la théologie use, je crois, de ce
terme pour indiquer que le Suressentiel a renoncé à son mystère et qu'il s'est
manifesté à nous en assumant une essence humaine. Malgré cette manifestation, -
ou plutôt, pour parler un langage plus divin, au coeur même de cette
manifestation, - il n'en garde pas moins tout son mystère. Car le mystère de
Jésus est resté caché. Tel qu'il est en soi-même, aucune raison ni aucune
intelligence ne sont venues à bout. Quoiqu'on dise de lui, il demeure indicible;
de quelque façon qu'on le comprenne, il demeure inconnaissable.
4. -
Au même Gaios, serviteur.
Comment se peut-il faire, dis-tu, que Jésus,
totalement transcendant, prenne par son essence rang parmi les hommes ? Si on
l'appelle ici homme, ce n'est point, en effet, pour signifier qu'il est l'Auteur
de l'humanité, mais bien qu'il est personnellement homme, selon la totalité de
son essence et en toute vérité. Ce qui ne veut pas dire que nous limitions Jésus
à sa définition humaine, car il n'est pas homme seulement (en ce cas on ne
pourrait le dire suressentiel). Dans son extrême amour des hommes, à la fois
plus qu'humain et parfaitement humain, il est devenu homme en toute vérité,
assumant, lui le Suressentiel, l'essence humaine, mais il n'en conserve pas
moins l'éternelle , Suressence, et, au sein même de son humanité, la Plénitude,
plus pleine que toute plénitude, de sa Suressentialité.
En assumant en toute
vérité l'essence [humaine], c'est de façon suressentielle qu'il a pris rang
d'essence et c'est de façon surhumaine qu'il a accomplit les opérations d'un
homme. Ce qui le prouve bien c'est sa merveilleuse naissance virginale, c'est
cette eau fluide qui, sous le poids de ses pieds matériels et terrestres, au
lieu de céder, résiste avec une merveilleuse inflexibilité. Qui donc pourrait
énumérer dans leur multiplicité toutes ses autres merveilles ? En les
considérant d'un oeil divin, on saura selon un mode qui est au delà de toute
intelligence que toute affirmation positive concernant l'amour de Jésus pour
l’homme possède le sens d'une négation par transcendance.
Bref, il ne fut, en
effet, ni homme ni non-homme, mais tout ensemble Fils de l'homme et Surhomme, et
c'est en toute vérité qu'il s'est fait homme selon un mode qui dépasse l'homme.
Ajoutons qu'il n'a pas accompli à titre de Dieu des opérations divines, à titre
d'homme des opérations humaines, mais bien qu'à titre de Dieu fait homme il nous
a fait participer à la merveille inouïe d'une opération tout ensemble humaine et
divine.
5. - À Dorothée, ministre.
La Ténèbre divine est cette
«Lumière inaccessible» où il est dit que «Dieu habite» (1 Tim 6,16). Et si
l'excès même de sa clarté la rend invisible, si le débordement de ses effusions
lumineuses et suressentielles la dérobent à tout regard, c'est en elle pourtant
que naît quiconque est digne de connaître et de contempler Dieu. Et c'est par le
fait même qu'il ne le voit ni ne le connaît que celui-là s'élève en toute vérité
au delà de toute vision et de toute connaissance. Ne sachant rien de lui, sinon
qu'il transcende totalement le sensible et l'intelligible, il s'écrie alors avec
le prophète : «Ta science est trop merveilleuse pour moi et dépasse tant mes
forces que je n'y saurais teindre.» (Ps 38,6).
C'est en ce sens qu'on dit du
divin Paul qu’il connu Dieu, parce qu'il a su que Dieu transcende tout acte de
l'intelligence et tout mode de connaissance. Aussi affirme-t-il également que
«ses voies ne laissent aucune trace» et que « ses jugements sont impénétrables»,
(Rom 11,33) que «ses dons sont inexprimables» (2 Cor 9,5), que «sa paix surpasse
toute intelligence» (Phil 4,7), car il a découvert Celui qui est totalement
transcendant, car il a su, selon un mode qui dépasse toute intelligence, que
Celui qui est l'auteur de toutes choses se situe lui-même au delà de toutes,
choses.
6. - À Sosipater, sacrificateur.
Ne te crois pas
vainqueur, sacrificateur Sosipater, parce que tu invectives contre un culte et
que tu vitupères une doctrine que tu juges l'un et l'autre condamnables.
N'imagine pas que, pour les avoir judicieusement réfutés, tu as démontré pour
autant la valeur positive de ta propre affirmation. Il se peut, en effet, qu'à
toi comme aux autres la vérité qui est à la fois unique et secrète vous échappe
au profit de fausses apparences. Il ne suffit pas qu'un objet ne soit pas rouge
pour qu'il soit blanc; et qui n'est pas cheval n'est pas homme pour autant. Si
tu m'en crois, voici ce que tu feras : tu cesseras toute polémique, mais tu
enseigneras le vrai de telle façon que tes enseignements soient
irréfutables.
7. - À Polycarpe, grand prêtre
§ 1. - Pour mon
compte, je n'ai jamais polémiqué, que je sache, ni avec les Grecs ni avec
personne. Je ne crois pas, en effet, que les hommes de bien aient rien de mieux
à souhaiter que de pouvoir, autant qu'ils le peuvent, et connaître et exposer la
vérité en soi dans son authentique réalité. Dès le moment que cette vérité,
quelle qu'elle soit, est démontrée avec rectitude et sans erreur, dès lors
qu'elle est clairement établie, par là même toute affirmation, étrangère,
prît-elle le masque de la vérité, sera réputée étrangère à la vérité telle
qu'elle se présenté en soi, dissemblable, spécieuse plutôt qu'authentique. Il
est donc superflu à qui révèle le vrai de disputer avec celui-ci ou celui-là,
car chacun prétend que sa de monnaie est authentique, alors qu'ils ne possèdent
peut-être tous qu'une lointaine contrefaçon de quelque parcelle de vérité. Et si
tu convaincs celui-ci, celui-là, puis un troisième viendront rallumer à plaisir
le débat.
Une fois la vérité bien établie par de droites raisons, elle ne
laisse plus aucune prise aux réfutations d'aucun adversaire. Tout ce qui n'est
pas entièrement conforme à cette vérité se trouvera rejeté ipso facto par
la seule présence inébranlable de l'authentique vérité. Persuadé de ce principe,
que je crois bon, je n'ai jamais provoqué aucune polémique ni avec les Grecs ni
avec d'autres adversaires, mais il me suffit d'abord (plaise à Dieu que j'y
réussisse !) de connaître le vrai, puis, une fois connu, de, l'exposer
convenablement.
§ 2. - Mais tu affirmes que le sophiste Apollophane m'injurie
et qu’il me traite de parricide sous prétexte que j'utilise de façon impie
contre les Grecs le bien même des Grecs. Il serait plus vrai de lui répondre que
ce sont les Grecs qui retournent de façon impie des armes divines contre les
réalités divines, lorsqu'ils essayent de détruire le respect qui est dû à Dieu
au nom de cette sagesse même qui leur vient de Dieu. Je ne fais pas allusion ici
aux croyances d’un peuple matérialiste et passionné qui ajoute foi aux récits
des poètes et qui adore la créature au lieu du Créateur, mais je parle
d'Apollophane en personne qui tourne de façon impie des armes divines contre
réalités divines. Cette connaissance, en effet, du monde des existences, qu'il
appelle du beau nom de philosophie, et que le divin Paul nommait la sagesse de
Dieu (cf. 1 Cor 2,7), devrait servir aux vrais philosophes de tremplin pour
s'élever jusqu'à Celui qui est l'auteur, non seulement de toute existence, mais
encore de la connaissance même qu'on peut avoir de cette existence.
Mais je
ne veux pas contrevenir, à mes principes en réfutant les opinions d'autrui, ou
celles d'Apollophane. Ce qu'il devait savoir, étant sage, c'est qu'aucune
anomalie ne saurait survenir dans l'ordre et dans le mouvement du ciel qui ne
soit due à l'impulsion de cette même Cause qui l'a créé et qui le conserve, car
c’est elle, dit l'Écriture sainte, qui a créé toutes choses, et qui modifie
toutes choses (cf. Dan 2,21). Comment donc n'adore-t-il pas Celui que nous
reconnaissons ainsi
comme le Dieu universel ? Comment n'admire-t-il pas cette
Puissance qui est cause de tout et qui dépasse toute expression ? N'est-ce pas
grâce à elle que le soleil et la lune, par un très admirable pouvoir
d'immobilisation, s'arrêtèrent entièrement, avec le ciel tout entier et que tous
les astres s'immobilisèrent un jour entier sous les mêmes signes du zodiaque, à
moins, que, prodige plus admirable encore, les sphères supérieures qui
enveloppent les autres, n'aient continué d'accomplir leur entière révolution
sans que les sphères inférieures les suivissent dans leur mouvement circulaire ?
Autre merveille : ce jour qui se prolongea de presque trois fois sa longueur
normale (cf. 2 Roi 20,11), en sorte qu'en vingt heures ou bien le ciel entier
fut entraîné dans sa course par une impulsion en sens contraire et retourna sur
ses pas par la plus prodigieuse des rétroversions, ou bien c'est le soleil qui,
dans sa propre course réduisit à dix heures son mouvement en cinq étapes, puis,
revenant en arrière dans un nouvel intervalle de dix heures, refit cette route
entière en sens inverse. Cette merveille assurément frappa à juste titre les
Babyloniens et les soumit sans combat à Ezéchias, qu'ils considérèrent comme un
égal de Dieu, comme un surhomme.
Et je ne dis rien des grandes merveilles
d'Égypte ni des signes divins qui apparurent en d'autres circonstances, mais je
rappelle seulement des prodiges célestes bien connus qui ont été célébrés dans
le monde entier et par tous les peuples. Il est vrai qu'Apollophane refuse de
les reconnaître comme véritables. Il s'agit de faits consignés dans les livres
sacrés des Perses, et les mages aujourd'hui encore célèbrent le souvenir du
triple Mithra. Admettons pourtant que, par ignorance ou par inexpérience, il
refuse d'y croire. Pose-lui cette question : Que dis-tu de l'éclipse,
survenue au moment de la mise en croix du Seigneur ? En ce temps nous étions
tous deux à Héliopolis et
nous nous trouvions ensemble quand nous vîmes cet
étrange phénomène : la lune occultant le soleil sans que le temps fût venu de
leur conjonction, puis, de la neuvième heure jusqu'au soir, cette
même lune
se replaçant merveilleusement en opposition avec le soleil. Rappelle-lui cette
autre circonstance encore. Il sait bien que nous vîmes en outre la lune
commencer l'occultation du soleil par l'est, s'avancer jusqu'à l'extrémité du
soleil, puis revenir sur ses pas, en sorte que l'occultation et le retour de la
lumière ne se produisirent pas du même côté, mais aux deux extrémités opposées
du disque solaire. Telles
sont les merveilles qui se produisirent en cette
circonstance et que seul le Christ est capable de produire, lui qui est la Cause
universelle et qui accomplit de grands et d'innombrables prodiges.
§ 3. - Si
tu le peux sans sacrilège, dis-lui tout cela. Et quant à toi, Apollophane, si
c'est possible, convaincs-moi d'imposture, moi qui me trouvais alors en ta
compagnie, qui avec toi-même ai tout vu, tout examiné, tout admiré. N'oublions
pas d'ailleurs qu’Apollophane se mit alors, je ne sais sous quelle inspiration,
à vaticiner, me disant, comme s'il interprétait mystérieusement ce prodige :
Voici, mon cher Denys, qui présage des révolutions divines.
Mais ma
lettre est assez longue ainsi. Tu es parfaitement capable de compléter mon
raisonnement s'il y manque quelque chose, et de ramener enfin à Dieu cet homme
qui est sage en beaucoup de points et qui peut-être ne considérera pas comme
indigne de lui d'apprendre avec humilité la vérité de notre religion qui
surpasse toute sagesse.
8 - À Démophile, serviteur, sur le devoir de ne
pas se mêler des affaires des autres et de pratiquer la bonté.
§ 1. Les
livres historiques des Juifs attestent, généreux Démophile, que Moïse, ce saint
homme, mérita par sa grande bonté que Dieu se manifestât à ses yeux (cf. Nomb
12,3)). Et s'il arrive parfois qu'ils le décrivent comme privé de la vue de
Dieu, c'est qu'avant de perdre Dieu il avait perdu d'abord sa bonté. Ces livres
portent, en effet, que, dès qu'il résista arrogamment aux desseins divins, le
Seigneur s'irrita contre lui (cf. Ex 4,4). Mais chaque fois qu'ils montrent
comment la Justice divine le jugea digne de ses faveurs, c'est qu'ils ont
célébré d'abord la manière dont il imitait la bonté divine, car, disent-ils,
il était doux et c'est pourquoi ils l'appellent serviteur de Dieu et ils
le disent plus digne qu'aucun autre prophète d'accéder à la vision divine (cf.
Nomb 12,7).
Lorsque des impudents lui contestèrent, ainsi qu'à Aaron, la
primauté du sacerdoce et du pouvoir politique, il fit taire tout amour-propre et
toute ambition et offrit de s'en remettre au jugement de Dieu pour le choix d'un
nouveau chef (Ibid. 16,16). Quand ces mêmes hommes, ayant ourdi contre lui une
conspiration, lui reprochèrent ce qu'il avait fait jusqu'alors et le menacèrent
lorsque peu s'en fallut qu'ils en vinssent à la violence : cet homme doux
invoqua le secours du Dieu bon, et il se défendit avec une douceur excessive
d'être responsable des maux qui advenaient à son peuple. Car il savait bien que
celui qui vit dans l'intimité divine doit se modeler autant qu'il le peut à
l’imitation du Dieu bon et que sa conscience doit rester pure de toute oeuvre
qui ne serait pas accomplie par amour du bien.
Pourquoi David, père de Dieu,
fut-il aimé de Dieu ? Parce qu'il fut bon, et même bon avec ses ennemis : «J'ai
trouvé, dit Celui qui aime le bien et dont c'est trop peu dire que de l'appeler
bon, un homme selon mon coeur» (Ps 88,8) Au reste une loi excellente avait
prescrit qu'on prit soin même des bêtes de somme de son ennemi (cf. Ex 23,5-6).
Et Job fut justifié parce qu'il demeura exempt de toute méchanceté (cf. 42,10).
Et Joseph n'exerça aucune vengeance contre ses frères qui l'avaient trahi (cf.
Gen 50,21). Et Abel suivit en toute simplicité et sans méfiance le frère qui
allait le tuer (Gen 4,8). La théologie célèbre tous ces hommes bons qui ne
méditent ni n'accomplissent aucun mal, dont la bonté résiste aux méchancetés
d'autrui, qui demeurent dans la conformité divine, qui font du bien aux
méchants, qui répandent sur eux la plénitude de leur bonté et qui les convient
avec douceur à les imiter.
Mais, levons les yeux vers les cimes et, non,
contents de célébrer la douceur des hommes saints ou la bonté de ces anges, amis
des hommes qui implorent en leur faveur le Dieu bon, qui punissent les immondes
et malfaisantes légions, qui gémissent sur le sort des méchants, qui se
réjouissent d'assister au salut de ceux qui reviennent au bien et dont toutes
les autres oeuvres charitables nous sont rapportées par les théologiens,
recevons en paix le rayon bienfaisant du Christ qui est le Bien absolu et qui
transcende tout bien, et que sa Lumière nous élève jusqu’aux divines Opérations
de sa Bonté. N’est-ce lui, en effet qui, dans cette bonté indicible et qui
dépasse toute intelligence, donne l'existence aux êtres ? N’est-ce pas lui qui,
ayant tout créé, veut que toute créature vive aussi proche de lui et qu'elle
participe à sa communion autant qu'il est possible à chacune d’y participer?
Quoi encore? N'est-il pas vrai qu’il s'approche amoureusement de ceux qui se
détournent de lui, qu'il lutte avec eux, qu'il les conjure de ne pas mépriser
son amour, que, s'ils font les dégoûtés et restent sourds à ses appels, il
devient lui-même leur avocat ? Mieux encore, il leur promet d'avoir soin d'eux,
et lorsqu'ils sont encore loin de lui, il suffit qu'ils approchent pour qu'il
coure au devant d'eux pour qu'il les rencontre et que dans un embrassement, où
il se donne tout entier à eux tout entiers, ils les accueille par un baiser de
paix. Au lieu de récriminer sur le passé, maintenant qu'ils sont revenus, il
répand sur eux son amour charitable, il convoque ses amis, c'est-à-dire ceux qui
sont bons, pour que le rassemblement soit complet de ceux qui vivent dans
l'allégresse.
De tels exemples sont un reproche pour Démophile, et avec lui
pour tous les adversaires de la bonté; ils l’instruisent dans le bien et
l’aident pour devenir meilleur. Ne fallait-il pas, lui disent-il, que le Dieu
bon se réjouit du salut de ceux qui étaient perdus, de la résurrection de ceux
qui étaient morts ? Oui, certes, il prend sur ses épaules celui qui est à peine
revenu de ses égarements, il invite les bons anges à partager sa joie, il est
généreux envers les ingrats, «il fait lever son soleil sur les méchants et sur
les bons» (Mt 5,45) et pour ceux-mêmes qui le fuient il va jusqu'à donner sa
vie.
Toi, au contraire, ta lettre l'indique clairement, alors que cet homme,
que tu traites d'impie et de pécheur, s'était jeté devant toi aux pieds du
sacrificateur, tu as pris sur toi, je ne sais comment, de le repousser. Il te
suppliait, affirmant qu'il n'était pas venu dans une autre intention que de
chercher un remède à son mal. Mais toi, au lieu de frémir, tu as impudemment
couvert de boue le bon sacrificateur qui avait pris en pitié le pénitent, qui
avait justifié l'impie. Tu lui as dit enfin : Va-t-en avec tes
semblables. Tu as pénétré alors de façon sacrilège jusqu'au sanctuaire même,
tu t’es emparé du Saint des saints et tu m’écris que tu as ainsi sauvé
providentiellement les mystères sacrés au moment où ils allaient être détruits
et que c'est toi qui les as conservés à l'abri de toute souillure. En vérité
écoute ce que nous te disons : Il n'est pas permis sans sacrilège qu'un
sacrificateur ait des comptes à rendre ni, aux ministres tes supérieurs, ni aux
serviteurs tes pairs, parût-il, traiter de façon impie les réalités divines,
fût-il même convaincu d'avoir violé quelque autre interdit.
Si le désordre,
en effet, et la confusion violent les définitions et les lois les plus divines,
il n'est aucune raison qui autorise, fût-ce en faveur de Dieu, à verser l'ordre
que Dieu a institué. Car Dieu ne s’est pas divisé contre lui-même; sans cela
comment son Royaume subsisterait-il ? (cf. Mt 12,25). Et s'il est vrai. qu'au
témoignage de l'Écriture c'est à Dieu qu'appartient tout jugement, s'il est
vrai, d'autre part, que les sacrificateurs sont, après les grands prêtres, les
messagers et les interprètes des jugements divins, c'est à eux qu'il appartient
de t'initier aux enseignements divins, à la mesure de les forces, par
l'entremise des ministres, et quand l'occasion s’en présentera, car ils t'ont
conféré eux-mêmes, ta dignité de serviteur. N'est-ce point d'ailleurs ce que
t'enseignent de façon criante les symboles sacrés ? On n'écarte pas, en effet,
tous les assistants du Saint des saints mais l'ordre de ceux qui consacrent les
sacrificateurs s'en approche davantage; ensuite vient le rang des
sacrificateurs, suivi des ministres. Quant aux serviteurs, on leur a assigné
comme lieu propre les portes du sanctuaire. C'est là qu'ils sont initiés et
qu'ils se tiennent, non à titre de, gardiens, mais pour que chacun soit à sa
place, et qu'ils aient conscience d'être plus proches du peuple et de ne pas
appartenir à la hiérarchie sacerdotale.
Si Celui qui est le saint principe de
tout ordre les a saintement admis à participer aux réalités divines, il est
clair pourtant que c'est à d'autres, plus familiers avec ces réalités, qu'il a
confié le soin de les distribuer. Ces derniers, en effet, dont la présence
auprès de l'autel des divins sacrifices est symbolique [de leur dignité], voient
et entendent clairement les mystères divins qui se révèlent à eux. Descendant
dans leur bonté jusqu'à ceux qui restent à l'extérieur des divines tentures, ils
révèlent, selon leurs mérites, et aux serviteurs et au peuple saint et aux
ordres des purifiés ces mystères sacrés qui étaient restés à l'abri de toute
souillure jusqu'à cette irruption tyrannique qui a forcé malgré lui le Saint des
saints a subir tes injures.
Tu prétends bien que tu conserves les saints
mystères et que tu veilles sur eux, mais en vérité tu ne sais rien, tu n'as rien
appris, tu ne possèdes rien des secrets qui appartiennent aux sacrificateurs, au
point que tu ignores jusqu'à la vérité qu'enseigne l'Écriture, toi qui pour la
perdition de tes auditeurs en fais chaque jour l'objet de tes logomachies.
Si
un homme mettait la main sur une charge de gouverneur sans en avoir reçu mission
du roi, on aurait raison de le punir. Si, pendant que l'archonte prononce à
l'égard d'un justiciable quelconque soit un acquittement soit une condamnation,
un de ses subordonnés, assistant au jugement, avait l'audace, je ne dis pas même
(comme tu as fait pour le sacrificateur) de le couvrir de boue, mais simplement
de revenir sur son jugement, ne semblerait-il pas le déposséder ainsi de sa
fonction de commandement ? Or c'est bien là, homme, l'insolence que tu
manifestes contre un homme bienveillant et doux et contre les constitutions
hiérarchiques auxquelles il est soumis.
Il faudrait en dire autant chaque
fois que quelqu'un excède sa dignité propre, même s'il paraît agir de façon
convenable, car un tel abus n'est permis à personne. Qu'y avait-il, en effet,
d'inconvenant à ce qu'Ozias brûlât l'encens en l'honneur de Dieu (cf. 2 Par
26,16), à ce que Saül sacrifiât (1 Roi 13,9), à ce que les démons tyranniques
confessassent en toute vérité la divinité de Jésus ? (cf. Mc 3,12) 0r la
théologie n'en excommunie pas moins quiconque usurpe une fonction étrangère.
[Elle enseigne] que chacun doit rester dans les limites ordonnées de sa
fonction, que seul, le chef des sacrificateurs a le droit de pénétrer dans le
Saint des, saints, et encore une fois l'an seulement, et avec toute la pureté
que la loi exige du grand prêtre. Les sacrificateurs demeurent autour du
sanctuaire et les lévites «ne doivent pas toucher au sanctuaire sous peine de
mort» (Nom 4,20). C'est pourquoi le Seigneur s’irrita dans son coeur contre la
témérité d'Ozias et il donna la lèpre à Marie qui s'était mêlée de régenter le
législateur. Les démons maltraitèrent les fils de Scéva et l'Écriture dit [de
ces usurpateurs] : «Je ne les ai pas envoyés et ils ont couru. Je ne leur ai
point parlé et ils ont prophétisé» (Jer 23,21), et encore : «Quand un impie
immole pour moi un veau, c'est comme s'il tuait un chien.» (Is 66,3).
Bref,
la parfaite Justice de Dieu rejette ceux qui violent la loi. S'ils disent -
«C'est en ton nom que nous avons accompli tant d’oeuvres puissantes», elle
répond : «Je ne vous connais pas, allez-vous-en d’ici, vous tous qui opérez
contre la loi.» (Mt 7,22-23). C'est donc un sacrilège, selon la parole de la
sainte Écriture, que d'accomplir indignement - fût-ce une oeuvre de justice. Il
faut que chacun rentre en soi-même et que, sans songer à des tâches plus hautes
et plus profondes, il limite ses desseins aux fonctions qui lui ont été
assignées, à la mesure de ses mérites.
§ 2. Mais quoi donc, diras-tu, ne
faut-il pas qu'ils rendent compte de leurs fautes, les sacrificateurs impies,
ceux qui sont convaincus d'avoir accompli quelque autre inconvenance ?
Faudra-t-il que «ceux qui se glorifient dans la Loi» aient seuls le droit de
«déshonorer Dieu en violant la Loi» ? (Rom 2,23). En ce cas, comment les
sacrificateurs peuvent-ils être les interprètes de Dieu ? Comment peuvent-ils
enseigner au peuple des vertus divines dont ils ignorent eux-mêmes la puissance
? S'ils vivent dans les ténèbres, comment éclaireront-ils les autres ? Comment
transmettront-ils l'Esprit saint, s'ils n'ont point manifesté par leur manière
de vivre et en toute vérité leur foi dans l'Esprit saint ?
Voici ce que je
répondrai à tes questions, car je n'ai aucune haine contre Démophile et je ne
veux point t'abandonner aux prestiges de Satan. Chacun des ordres qui vivent
auprès de Dica est plus conforme à Dieu que celui qui vit plus loin de lui. Or,
ceux qui sont plus proches de la vraie Lumière sont tout ensemble plus capables
de recevoir l'illumination et plus capables de la transmettre. Ne va pas
imaginer qu'il s'agisse de proximité spatiale; j'entends par proximité la plus
grande aptitude à recevoir les dons de Dieu. Si donc l'ordre des sacrificateurs
est [dans notre hiérarchie] le plus apte à transmettre l'illumination, celui qui
n'illumine point se trouve par là même entièrement exclu de l'ordre sacerdotal
et de la puissance propre au sacerdoce; à plus forte raison celui qui ne reçoit
aucune part de l'illumination.
Il me semble donc bien, insolent, celui, qui,
ainsi démuni, se mêle des fonctions sacrées, celui qui, sans honte ni pudeur,
fait indignement violence aux saints mystères; qui s'imagine que Dieu ignore les
secrets de sa conscience; qui pense pouvoir tromper Celui qu'il appelle
faussement son Père; qui ose emprunter la forme du Christ pour prononcer sur les
symboles divins, je n'ose pas dire des prières consécratoires, mais bien
d'impurs blasphèmes. Non, un tel homme n'est pas un sacrificateur, mais un
ennemi, un fourbe, quelqu'un qui se fait illusion à soi-même, un loup armé d'une
peau de brebis pour s'attaquer au peuple de Dieu.
§ 3. Seulement, ce n'est
pas à Démophile qu'il est permis sans sacrilège d'exiger des comptes de tels
pécheurs. Car si la théologie prescrit à juste titre de rendre justice (et c'est
bien rendre justice que vouloir traiter chacun selon ses mérites), faut que
cette justice soit toujours parfaitement rendue, c'est-à-dire en tenant compte
de la dignité et rang de chaque justiciable. Il est juste, par conséquent que
les anges eux-mêmes reçoivent le lot et l'assignation qui correspondent à leur
dignité, mais ce n'est point à nous, Démophile, de les leur octroyer. Car leur
rôle est de servir d'intermédiaires pour nous transmettre les décisions divines,
comme leurs anges supérieurs les leur ont transmises.
Bref c'est toujours par
l'entremise, des êtres du premier ordre que ceux du second ordre reçoivent la
part que leur réserve, selon leur dignité, la providence harmonieuse et
infiniment juste qui règne sur tout être. C'est à eux par conséquent, que Dieu
même a préposés au gouvernement des autres, qu'il appartient de juger selon leur
dignité ceux qu'ils ont reçu mission de diriger et qui sont leurs subordonnés.
Que Démophile ainsi, pour sa part, ordonne en lui-même, selon leur dignité, la
raison, la colère et la convoitise, qu'il s'abstienne de violer l'ordre de ses
propres facultés, mais qu'en lui la raison supérieure, en vertu de sa
supériorité, commande aux facultés inférieures. Car, s'il nous advient de voir
sur la place publique un maître, un vieillard, un père outragés, attaqués et
frappés par un esclave, par un jeune homme, par un fils, nous considérons comme
impie de ne pas courir au secours de ceux qui ont plus de dignité,
quelqu'injustice qu'ils aient pu commettre eux-mêmes d'abord. Comment donc ne
pas rougir de laisser la raison injustement maltraitée par la colère et par la
convoitise, d'accepter qu'elle perde l’empire que Dieu lui octroie de fomenter
ainsi en nous-mêmes de façon impie et injuste le trouble, la sédition et le
désordre ? C'est pourquoi le bienheureux qui fut chargé par Dieu d'ordonner nos
saintes institutions juge indigne d'administrer l'ÉgIise de Dieu quiconque n'a
pas mis d'abord en ordre sa propre maison. Car celui qui s'est ordonné lui-même
pourra ordonner autrui; celui qui a ordonné autrui pourra ordonner une maison;
celui qui a ordonné une maison pourra ordonner une cité; celui qui a ordonné une
cité pourra ordonner une nation. Bref, selon la parole de l'Écriture, «celui qui
est fidèle dans les petites choses sera aussi fidèle dans les grandes. Infidèle
dans les petites, il sera infidèle dans les grandes.» (Lc 16,10).
§ 4. Pour
toi, commence donc par mettre à leur place, selon leur dignité, convoitise,
colère et raison, personnellement accepte le rang que t'assignent les ministres
de Dieu. Qu'eux-mêmes se soumettent aux sacrificateurs; les sacrificateurs aux
grands prêtres; les grands prêtres aux apôtres et à leurs successeurs. Et s'il
advient que l'un de ceux-là s'écarte de ses devoirs, ce sont ses pairs qui
saintement le reprendront. Ainsi les ordres ne se confondront point, mais chacun
restera dans les limites de son ordre et de sa fonction sacrée.
Telles sont
nos instructions et voilà ce que tu dois savoir et accomplir. Quant à ta
conduite inhumaine envers l'homme que tu qualifies d'impie et de criminel, je ne
sais comment pleurer sur la perdition de celui que j'aime. De qui crois-tu donc
que nous t'ayons institué le serviteur ? Si ce n'est point du Dieu bon, il faut
alors que tu nous sois totalement étranger ainsi qu'à notre service. En ce cas
cherche-toi un autre Dieu, un autre sacerdoce : à leur contact, au lieu de
t'initier saintement, tu deviendras une bête sauvage et le cruel ministre d'une
inhumanité qui t'est chère. Est-ce donc de nous-mêmes que nous nous sommes
élevés à la plus sainte perfection ? N'avons-nous pas besoin pour nous de cet
amour que Dieu manifeste à l'égard des hommes ? Sinon, comme le dit, l'Écriture,
n'est-ce pas à un double péché que nous succombons à la façon des impies,
n'ignorant pas seulement quel Dieu nous outrageons, mais encore tirant, de
nous-mêmes notre propre justification et croyant voir alors ce que nous ne
voyons pas ?
Devant un tel spectacle le ciel s'est étonné; pour ma part j'ai
frémi et je n'en croyais pas mon propre témoignage. Si je n'étais-pas tombé sur
cette lettre, que jamais je n'aurais dû lire, quand bien même d'autres témoins
eussent tenté de me persuader de ta faute, jamais je n'aurais cru que Démophile
eût pu méconnaître l'universelle bonté de Dieu et son amour pour l'homme ni
oublier de quelle miséricorde il a besoin lui-même pour obtenir son propre
salut; davantage encore, qu'il prétendît interdire aux sacrificateurs de tolérer
dans leur bonté les ignorances populaires, pleinement conscients comme ils le
sont de leurs propres faiblesses. Le théarchique Initiateur a usé d'une autre
méthode. «Séparé des pécheurs», comme dit l'Écriture (Heb 7,26), il n'en assigne
pas moins comme preuve de leur, amour charitable à son égard l'extrême vigilance
du berger qui «paît ses agneaux.» (Jn 21,15). Il traite de «mauvais serviteur»
(Mt 18,32) celui qui ne remet pas sa dette à son compagnon et qui refuse de
faire participer autrui, fût-ce partiellement, aux immenses bontés dont il fut
le bénéficiaire. [Jésus] déclare juste que cet homme subisse à son tour le sort
même qu'il a réservé [à son compagnon]. C'est à quoi il nous faut prendre garde,
moi-même autant que Démophile.
Pour ceux-mêmes qui furent impies avec lui,
[Jésus] pendant sa Passion, implore le pardon du Père, mais il blâme ses
disciples qui croyaient bon de punir impitoyablement l'hypocrisie de ses
persécuteurs samaritains. Or ce que tu as l'audace de répéter cent mille fois
dans ta lettre, c'est que tu n'as pas recherché ta vengeance personnelle, mais
celle de Dieu. Dis-moi, vraiment, est-ce par le mal qu’on venge Celui qui est le
Bien même ?
§ 5. Allons donc, «nous n'avons pas un chef des sacrificateurs
qui soit incapable de compatir à nos faiblesses» (Heb 4,15), mais il ignore au
contraire toute méchanceté et il a pitié de nous. «Il ne contestera ni ne
criera» (Mt 12,19), car «Il est doux» (Mt 11,29) et «c'est lui qui est la
victime de propitiation pour nos péchés» (1 Jn 2,2). Aussi ne saurions-nous
tolérer des emportements [comme les tiens] qui ne témoignent pas d'un véritable
zèle, dusses-tu invoquer dix mille fois les exemples de Phinées et d'Élie. Quand
ceux des disciples qui n'avaient aucune part à l'esprit de douceur et de bonté
invoquèrent ces précédents, Jésus ne fut point convaincu. C'est ainsi que notre
divin maître instruit avec bienveillance ceux qui s'opposent à l'enseignement
divin, car il faut instruire les ignorants, non les punir; on ne frappe pas un
aveugle, on le prend par la main pour le conduire.
Toi, au contraire, en le
souffletant tu as rebuté cet homme qui commençait à lever les yeux vers la
lumière et, comme il s'avançait vers toi plein de bonté, tu as eu l'audace
(comment n'en pas frémir ?) de le repousser, alors que le Christ, parce qu'il
est bon, va chercher celui qui erre sur la montagne, le rappelle lorsqu'il
s'enfuit, et, à peine l'a-t-il rencontré, le prend sur ses épaules. Je t'en
conjure, ne nourrissons point contre nous-mêmes de si mauvais desseins, ne
tournons point le glaive contre notre propre coeur. Car si l'on commence soit à
commettre l'injustice à l'égard d'autrui, soit à pratiquer le bien, n'eût-on
point réalisé pleinement ce qu'on a voulu. Il reste qu'on a pris ainsi
l'habitude, soit de la malice soit de la bonté, et qu’on possédera, dorénavant
la plénitude ou des vertus divines ou des passions animales. Selon le choix que
nous ferons, ou bien nous marcherons comme leurs compagnons, sur les traces des
bons anges, et, jouissant là-haut comme ici-bas d'une paix parfaite, libérés de
tous maux, nous recevrons en partage éternel le repos d'une pleine béatitude;
habitant pour toujours en Dieu, nous connaîtrons alors le plus grand des biens;
ou bien nous resterons à la fois en guerre avec Dieu et avec nous-mêmes; ici-bas
comme après la mort, nous serons en proie aux cruels démons. ll nous faut donc
prendre le plus grand soin de vivre avec le Dieu bon, de ne jamais quitter le
Seigneur, de ne pas mériter d'être comptés par la Justice divine au nombre des
méchants qui attirent sur eux-mêmes leur juste châtiment. Tel est le péril que
je redoute avant tout et c'est pourquoi je prie afin de n'avoir part à aucun
mal.
Si tu le veux bien je te rappellerai en outre la vision divine qu'eut un
saint homme. N'en souris pas, ce que je vais te raconter est authentique.
§
6. Alors que j'étais venu un jour en Crète, le saint homme Carpos me reçut chez
lui. C'était, entre tous, à cause de la remarquable pureté de son regard, l'être
le mieux fait pour la contemplation de Dieu. En effet, il ne commençait jamais
les célébrations des saints mystères sans avoir prononcé auparavant les saintes
oraisons préparatoires ni sans avoir reçu quelque vision favorable. Il raconta
donc avoir été contristé un jour par quelque homme infidèle. Et ce chagrin
venait de ce que ce dernier avait détourné de l'Église quelqu'un qui se trouvait
encore dans les joyeux jours de la célébration du baptême. Il lui fallait donc
prier avec bonté pour l'un et pour l'autre; qu'avec l'aide de Dieu Sauveur il
convertisse le premier de son erreur et qu'il puisse vaincre l'autre par ses
bienfaits. Il lui fallait ne pas cesser de les avertir pendant toue leur vie et
non seulement un jour, afin de les acheminer ainsi à la connaissance de Dieu
jusqu'à ce que soient résolues leurs contestations et qu'ils soient contraints,
par une juste décision, de revenir de leurs déraisonnables audaces à une saine
modération.
Mais voilà que, je ne sais comment, ce qu'il n'avait jamais
éprouvé auparavant, s'insinua en lui une forte animosité et une grande amertume.
Il se coucha et s'endormit donc dans cette mauvaise disposition (c'était le
soir). Au milieu de la nuit (il avait, en effet, l'habitude de s'éveiller vers
cette heure-là pour chanter les louanges de Dieu), il se leva, après de brefs et
nombreux temps de sommeil toujours interrompus et dont il n'avait tiré aucun
repos.
Bien que demeurant dans ses entretiens familiers avec Dieu, ce
n'était pas une sainte tristesse qu'il éprouvait. Il s'indignait, disant qu'il
n'était pas juste de laisser vivre des hommes qui refusent de croire en Dieu et
qui se détournent de ses droits chemins.
En disant cela, il priait Dieu
d'envoyer sa foudre pour mettre fin, une fois pour toutes et sans pitié, à la
vie de l'un et de l'autre. Au même moment, d'après son récit, la maison où il se
trouvait lui parut soudain traversée de secousses, puis divisée par le milieu en
deux parties depuis son toit. Le feu d'une grande lumière - à cet endroit qui
lui semblait maintenant complètement découvert - descendait du ciel jusqu'à lui.
Il vit alors le ciel s'ouvrir et, à sa voûte, Jésus environné d'une innombrable
foule d'anges à figure humaine qui le servaient. Ce qu'il contemplait les yeux
levés le plongea dans l'étonnement. Mais abaissant son regard, Carpos affirme
avoir vu la terre se fendre en un gouffre béant et ténébreux et devant lui ces
hommes qu'il avait maudits, tremblant au bord du gouffre, et misérables, s'y
enfonçant peu à peu en glissant.
Du fond de l'abîme, Carpos voit des serpents
monter en rampant et onduler autour de leurs pieds : tantôt ces serpents
les écorchent, les entortillent et les alourdissent en les entraînant avec eux,
tantôt de leurs dents et de leurs queues ils les excitent et les chatouillent,
cherchant par tous les moyens à les précipiter dans le gouffre. Au milieu des
serpents, il y a aussi des hommes qui les attaquent, les secouent, les poussent,
les frappent. Les malheureux semblaient bien près de succomber, en partie malgré
eux, en partie volontairement, insensiblement violentés par le mal tout en y
consentant.
Carpos me dit s'être réjoui de la vue du spectacle d'en bas,
mais, insouciant de celui d'en haut, il était fâché et s'indignait de ce que les
deux hommes n'aient pas encore disparu et il se mit lui-même de la partie, mais
en vain. Alors, il s'irrita et proféra des menaces. À la fin, levant avec peine
son regard, il revit le ciel comme il l'avait vu la première fois, et Jésus,
rempli de pitié, se lever de son trône au-dessus des cieux et descendre jusqu'à
eux en leur tendant une main secourable, tandis que les anges l'assistaient, et
retenaient ces deux hommes de chaque côté. Alors Jésus dit à Carpos : «De ta
main déjà tendue frappe-moi maintenant, car je suis prêt encore à souffrir pour
sauver les hommes, et plus volontiers encore pour que d'autres ne pèchent plus.
Du reste, considère toi-même s'il te convient de rester dans le gouffre avec les
serpents plutôt que de vivre avec Dieu et ses bons anges amis des
hommes.»
Tel est le récit que j'ai entendu et auquel j'ajoute
foi.
9. - À Titos, grand prêtre, qui avait demandé
par lettre ce que signifient la maison de la Sagesse, son cratère, sa nourriture
et sa boisson.
§ 1. - Je ne sais, beau Titos, si saint Timothée s'en est
allé sans rien entendre des symboles théologiques dont je fus l'exégète. Du
moins, dans la Théologie symbolique, lui avons-nous expliqué par le détail
toutes ces expressions dont use l'Écriture pour parler de Dieu et qui paraissent
monstrueuses au vulgaire. Pour les âmes non initiées, c'est bien, en effet, une
impression de terrible absurdité que produisent nos anciens quand ils révèlent à
travers des énigmes secrètes et audacieuses cette vérité mystique de
l'inaccessible Sagesse qui demeure incompréhensible aux profanes. C'est pourquoi
la plupart d'entre nous demeurent incrédules devant la révélation scripturaire
des divins mystères, car nous ne les contemplons qu'à travers les symboles
sensibles dont on les a revêtus.
Mais il faut les en dépouiller et les
considérer dans leur nudité pure. En les contemplant de la sorte, nous pourrons
vénérer cette Source de vie qui s'épanche en soi-même et qui demeure en
soi-même, cette Puissance unique, simple, qui se meut et agit spontanément, qui
ne sort pas de soi-même, mais qui constitue en soi la connaissance de toutes les
connaissances, car elle ne cesse jamais de se contempler elle-même. Aussi bien
avons-nous jugé nécessaire de t'exposer, pour toi et pour d'autres, dans la
mesure de nos forces, toute la variété des symboles sacrés par lesquels
l'Écriture représente Dieu. Car si on les considère du dehors, ils paraissent
remplis d'une incroyable et fantasmagorique monstruosité.
En ce qui concerne,
par exemple, la génération suressentielle de Dieu, les Écritures nous
représentent le ventre de Dieu engendrant Dieu de façon corporelle (cf. Ps
109,3) et le Verbe même sortant comme un souffle d’air d'une poitrine humaine
(cf. Ps 44,1). Elles nous décrivent l'Esprit comme expiré par la bouche (cf. Ps
32,6). Elles parlent du sein divin qui engendre le Fils de Dieu, nous le
représentant sous forme corporelle par des images physiques. Elles usent
d'images telles que celles d'arbres, de bourgeons, de fleurs, de racines, ou
encore de fontaines d'eaux jaillissantes, de sources lumineuses aux éclatants
rayonnements, et toutes ces autres allégories par lesquelles l'Écriture révèle
les mystères du Dieu suressentiel.
En ce qui concerne les Providences
intelligibles de Dieu, ses dons, ses apparitions, ses puissances, ses
propriétés, ses repos, ses demeures, ses procès, ses distinctions, ses unions,
on les représente par une variété de figures, soit anthromorphiques, soit
animales (qu'il s'agisse de bêtes sauvages ou domestiques), soit végétales, soit
minérales. On revêt Dieu d'ornements féminins ou d'équipements barbares. On lui
attribue, comme à un artisan, les attributs du potier ou du fondeur. On le place
sur des chevaux, sur des chars, sur des trônes. On organise pour lui des festins
agrémentés de raffinements culinaires. On le présente en train de boire, de se
griser, de s'endormir, de se conduire comme un vulgaire ivrogne.
Faut-il
encore énumérer les colères qu'on lui prête, les douleurs, les serments de
toutes sortes, les repentirs, les malédictions, les ressentiments, les sophismes
multiples et équivoques dont il use dans l'Écriture pour éluder ses promesses,
la guerre des géants que rapporte la Genèse, au cours de laquelle il est dit que
Dieu eut peur de ces hommes puissants qu'il dut ruser avec eux, bien qu'ils
eussent construit leur tour non pour faire tort à autrui, mais pour leur propre
salut; le conseil tenu dans le ciel pour tromper et décevoir Achab(cf. 1 Roi
22,19); la multiplicité des passions matérielles que rapportent les Cantiques et
qui conviendraient à des courtisanes, et ainsi de suite pour toutes ces saintes
allégories dont on a eu l'audace d'user pour représenter Dieu, en projetant au
dehors et en multipliant les apparences visibles du mystère, en divisant
l'unique et l'incomposé, en figurant sous des formes multiples ce qui n'a ni
forme ni figure, en sorte que celui qui pourrait voir la beauté cachée à
l'intérieur [de ces allégories] les trouverait toutes mystiques, conformes à
Dieu et pleines d'une grande lumière théologique ?
N'allons pas croire, en
effet, que les apparences allégoriques se suffisent pleinement à elles-mêmes.
Elles sont au vrai les boucliers qui garantissent cette science inaccessible,
que la foule ne doit point contempler, afin que les plus saints mystères ne
s'offrent pas aisément aux profanes et qu'ils ne se dévoilent qu'aux véritables
amis de la sainteté, parce que seuls ils savent dégager les symboles sacrés de
toute imagerie puérile, parce qu'ils sont seuls capables de pénétrer par la
simplicité de leur intelligence et par le pouvoir propre de leurs puissances
contemplatives jusqu'à la vérité simple, merveilleuse et transcendante des
symboles.
Il faut considérer d'ailleurs que les théologiens livrent leur
savoir selon un double mode : indicible et mystique d'une part, évident d'autre
part et plus facilement connaissable. Le premier mode est symbolique et suppose
une initiation; l'autre est philosophique et s'opère par voie de démonstration.
Ajoutons que l'inexprimable s'entrecroise avec l'exprimable. Celui-là persuade
et contient en lui-même la vertu de ses dires; celui-ci opère et, par des
initiations qui ne s'enseignent point, situe les âmes en Dieu. C'est pourquoi,
pour nous initier aux plus saints
mystères, les initiateurs de notre
Testament, tout aussi bien que ceux de la tradition mosaïque, n'ont pas hésité à
user de symboles convenables à Dieu. Nous voyons également les très saints anges
user d'énigmes pour promouvoir les mystères divins, et Jésus lui-même enseigner
la science de Dieu sous forme de parabole, nous transmettant le mystère de son
opération divine sous la figure d'une Cène. Car il convenait non seulement que
le Saint des saints fût préservé des souillures de la foule, mais encore que la
vie humaine, qui est dans sa substance même tout ensemble indivisible et
divisible, reçût, selon le mode qui lui convient, les illuminations du savoir
divin. Ainsi la partie impassible de l'âme est destinée aux spectacles simples
et intérieurs des images qui ont la forme divine, tandis que la partie
passionnelle de cette même âme tout ensemble se guérit comme il sied à sa nature
et s'élève vers les réalités les plus divines à travers les figurations bien
combinées des symboles allégoriques, car de tels voiles lui conviennent
proprement, comme le prouve l'exemple de ceux qui, ayant entendu l'enseignement
théologique de façon claire et sans voiles, se forgent pour eux-mêmes quelque
figure qui les aide à comprendre l'enseignement théologique qu'ils ont
entendu.
§ 2. - Comme l'ont dit Paul et la vraie raison, l'oeuvre cosmique de
tout l'univers visible rend manifestes les mystères invisibles de Dieu. Aussi
bien les théologiens se placent-ils tantôt du point de vue social et égal,
tantôt du point de vue de la pureté sans mélange de l'objet même qu'ils
considèrent; tantôt sur le plan humain et médiat, tantôt sur un plan qui n'est
pas de ce monde et qui vise à la perfection même. Parfois ils s'appuient sur les
lois apparentes, parfois sur les prescriptions indicibles selon qu'il convient
aux saintes expressions dont ils usent, aux saintes intelligences et aux saintes
âmes auxquelles ils s'adressent. Car ce n'est pas à un récit purement
historique, mais à une perfection vivifiante que tend leur raisonnement, qu'on
le considère dans son ensemble ou dans ses parties.
Il faut donc que, bravant
nous aussi les préjugés populaires, nous pénétrions saintement au coeur des
symboles sacrés. Nous ne devons pas les mépriser, car ils sont nés de ces
caractères divins dont ils portent l'empreinte, car ils sont les images claires
de spectacles ineffables et merveilleux. Ce ne sont pas seulement, en effet, les
lumières suressentielles et intelligibles, c'est-à-dire plus simplement les
mystères divins, qui revêtent de multiples figures allégoriques, lorsqu'on
appelle par exemple Feu le Dieu suressentiel et qu'on attribue l'épithète
d'incandescentes aux Écritures intelligibles de Dieu, mais ce sont également les
hiérarchies conformes à Dieu des anges tout ensemble intelligibles et
intelligents qu'on représente sous diverses formes, avec une grande variété de
structures, et entre autres, sous des figures ignées. Seulement cette même image
du feu prend un sens différent selon qu'elle s'applique au Dieu qui transcende
toute intelligence, soit à ses Providences ou à ses raisons intelligibles, ou
bien enfin aux anges. Dans un cas on la considère à titre de cause, dans un
autre cas à titre de substance, dans un troisième à titre de participation, et
dans d'autres cas encore à d'autres titres, selon que l'exigent la considération
de chaque cas et sa place dans l'ordre du savoir. Car il ne convient pas de
mêler au hasard les symboles sacrés, mais de les appliquer
convenablement aux
causes, aux substances, aux puissances, aux ordres, aux dignités dont ils sont
les signes révélateurs.
Mais, pour ne pas allonger cette lettre outre mesure,
passons à l'examen de la question que tu nous as soumise. Ce que nous disons,
c'est que toute nourriture parfait celui qu'elle nourrit, qu'elle complète ce
qu'il a d'inachevé et d'insuffisant, qu'elle remédie à sa faiblesse, qu'elle
veille sur sa vie, qu'elle le fait refleurir et revivre, qu'elle rend sa vie
agréable, bref qu'elle dissipe le chagrin et l'imperfection pour introduire en
lui la joie et la perfection.
§ 3. - L'Écriture a donc raison de célébrer
cette bienfaisante Sagesse dont c'est trop peu dire que de l'appeler sage, en
disant qu'elle établit un cratère mystique, qu'elle y verse un saint breuvage,
non sans avoir eu soin d'abord d’apprêter des nourritures solides, et qu'ensuite
elle appelle à grands cris, dans sa bonté, tous ceux qui ont besoin
d'elle.
C'est ainsi une nourriture de deux sortes qu'apprête la divine
Sagesse; l'une est solide et stable, l'autre liquide et fluide. Et c'est dans un
cratère qu'elle prépare les bontés providentielles. Ce cratère, en effet, parce
qu'il est circulaire et largement ouvert, doit symboliser cette Providence qui
ne commence ni ne finit, qui tout ensemble se déploie sur toutes choses et les
enveloppe toutes. Mais bien qu'elle s'étende partout progressivement, elle
demeure en soi et conserve son immuable identité. Elle persévère dans sa totale
et indéfectible subsistance comme le cratère demeure lui-même stable et
ferme.
On dit aussi que la Sagesse s'est construit une maison et que c'est là
qu'elle a préparé les aliments solides et les boissons, ainsi que le cratère
lui-même, afin que quiconque interprète de façon divine les mystères divins
apprenne clairement que la Cause universelle de toute existence et de toute
perfection est également une parfaite Providence, qu'elle descend
progressivement sur toutes choses, qu'elle naÎt partout, qu'elle contient tout,
qu'en même temps, en raison de sa transcendante identité, elle n'est rien en
rien, mais bien séparée de tout, demeurant elle-même identiquement et
éternellement en soi, ne subissant d'aucune manière aucune modification, ne
sortant jamais de soi ni ne quittant sa propre demeure et son siège immobile,
car c'est là qu'elle exerce dans sa bonté la plénitude de ses opérations
providentielles, et c'est de là qu'elle descend progressivement sur toutes
choses, sans cesser de demeurer en elle-même, tout ensemble stable et mobile, et
pourtant échappant à la fois au repos et au mouvement, ce qui revient à dire
qu'elle possède tout ensemble normalement et merveilleusement le pouvoir
d'exercer sa Providence tout en demeurant stable dans l'exercice même de sa
Providence.
§ 4. - Mais que signifient nourriture solide et nourriture
liquide ? On célèbre, en effet, la Sagesse bienfaisante en disant qu'elle fait
don providentiellement des deux à la fois.
La nourriture solide signifie, je
crois, la parfaite identité d'un pouvoir intellectif permanent, grâce à quoi, en
vertu d'un mode de connaissance stable, puissant, unique et indivisible, les
mystères divins se laissent participer par ces sens intellectuels auxquels le
très divin Paul, l'ayant reçue de la Sagesse même, distribue la nourriture
vraiment solide. Quant à la nourriture liquide, elle symbolise ce flot
surabondant qui a soin de s'étendre progressivement à tous les êtres, qui, en
outre, à travers les objets variés, multiples et divisibles, conduit
généreusement ceux qu'il nourrit, selon leurs aptitudes propres, jusqu'à la
connaissance simple et constante de Dieu. C'est pourquoi les paroles
intelligibles de Dieu sont comparées à la rosée, à l'eau, au lait, au vin et au
miel, parce qu'elles ont, comme l'eau, le pouvoir de faire naître la vie; comme
le lait, celui de faire croître les vivants; comme le vin, celui de les ranimer;
comme le miel, celui tout à la fois de les guérir et de les conserver. Tels
sont, en effet, les dons qu'accorde la Sagesse de Dieu à ceux qui s'approchent
d'elle avec un coeur sans envie, et c'est ainsi qu'elle déverse sur eux les
flots débordants de ses délices inépuisables. Certes, il s'agit bien là
d'authentiques délices. Aussi la célèbre-t-on en disant que, par ses dons, tout
ensemble elle enfante et allaite, qu'elle ranime et parfait.
§ 5. - C'est en
entendant ces délices dans un sens sacré au'on dit du Dieu, qui est la cause
même de tout bien, qu'il se grise, pour signifier la surabondante plénitude de
délices qui surpassent toute intelligence, disons mieux, la parfaite et
indicible démesure de la perfection divine. Alors que, dans notre langage,
l'ivresse signifie péjorativement un abus de boisson qui nous prive de l'usage
de l'intelligence et du bon sens, quand il s'agit de Dieu on doit prendre
l'ivresse en bonne part et n'y rien voir d'autre que la surabondante démesure de
tous les biens qu'il contient en lui à titre de cause; et si l'homme ivre est
hors de son bon sens, appliquant l'image à Dieu, on doit comprendre que dans sa
transcendance qui est au delà de toute intelligence, il se sépare de l'acte
intellectif, se situant au delà même du plan où se distinguent intellection et
intelligible, au delà même de toute existence. Ivre de tout bien possible,
affirmons simplement que Dieu est ainsi hors de soi, car c'est trop peu dire que
de lui attribuer tout ensemble la plénitude de tous les biens. Il surpasse toute
démesure, et en même temps sa demeure est extérieure et transcendante à tout ce
qui existe.
En nous inspirant de ces exégèses, nous interpréterons de la même
façon les banquets des saints au Royaume de Dieu. Car il est dit que le Roi en
personne «s'avancera, les fera mettre à table et les servira» (Luc 12,37),
manifestant ainsi un certain accord des esprits et une participation commune des
saints aux biens divins, l'assemblée céleste des premiers nés marqués du même
sceau, les esprits des justes parfaits par la plénitude de tous les biens. Si le
Roi les place à table, il nous parait qu'il faut l'interpréter comme le repos
qui succède à la multitude des fatigues, comme la vie calme, comme le commerce
de Dieu dans la Lumière et dans le Royaume des vivants parmi la plénitude d'une
sainte joie, comme la généreuse distribution de tous les biens qui assurent le
bonheur, emplissant les justes d'une allégresse sacrée. S'ils rayonnent ainsi,
c'est parce que Jésus en personne les place à table, les sert, leur fait don
d'un repos éternel, leur distribue et infuse en eux la plénitude de toute
beauté.
§ 6. - Mais tu vas me demander, je le sais bien, de t'expliquer
également ce qu'on entend lorsqu'on dit que Dieu dort ou qu'il veille. Mais
quand nous t'aurons montré que le sommeil de Dieu symbolise la transcendance
divine et l'impossibilité où sont les objets de sa Providence d'entrer avec lui
en communication; que sa vigilance symbolise d'autre part le soin qu'il prend de
veiller lui-même à l'éducation et au salut de ceux qui ont besoin de lui, tu
passeras tout aussitôt à d'autres symboles théologiques. Aussi bien, comme nous
croyons superflu de nous répéter indéfiniment tout en ayant l'air de dire du
nouveau, conscient d'ailleurs d'avoir bien satisfait à votre demande, nous
terminerons ici cette lettre sans en dire davantage, ayant par notre missive
payé, je crois, bien plus que notre dette. Nous t'envoyons d'ailleurs le livre
entier de la Théologie symbolique où tu trouveras l'exégèse des autres
expressions qui désignent la Sagesse : maison, sept colonnes, nourriture solide
divisée en offrandes et en pains. Tout ce qui concerne le mélange du vin,
l'ébriété et l'ivresse de Dieu et les autres images qu'on vient d'expliquer, est
en outre développé dans cet ouvrage de façon plus explicite, en sorte qu'il
constitue, je crois, une bonne exégèse de tous les symboles, en parfait accord
avec les saintes et vénérables traditions de l'Écriture.
10. - À
Jean, théologien, apôtre et évangéliste, en exil dans l'Île de Patmos.
Je
te salue, sainte âme, disciple chéri et que j'ai le droit plus que beaucoup
d'autres de nommer de ce nom. Réjouis-toi, disciple vraiment chéri, puisque tu
es le disciple particulièrement cher à Celui qui est parfaitement aimable,
désirable et chérissable.
Quoi de surprenant si le Christ dit vrai et que les
injustes chassent ses disciples de ville en ville ? En agissant de la sorte,
n'est-ce pas eux-mêmes qu'ils punissent comme ils le méritent, puisque ces
hommes impurs se séparent eux-mêmes et s'éloignent des saints ? Il est bien vrai
de dire que le visible est l'image où se reflète l'invisible, car dans les
siècles à venir, ce n'est pas Dieu qui se sépare justement des méchants, mais
les méchants qui se séparent totalement de Dieu. De même nous voyons ici-bas les
bons déjà unis à Dieu, parce qu'ils sont les amis de la vérité; parce qu'ils
renoncent au désir des biens matériels; parce qu'entièrement libérés du mal et
mus par l'amoureux désir de tous les biens divins ils chérissent la paix et la
sainteté. C'est ainsi que dès la vie présente ils anticipent la vie future,
vivant parmi les hommes à la façon des anges, hors de toute passion, ne cessant
de bénir Dieu, d'exercer la bonté et tous les autres biens.
En ce qui vous
concerne, je ne suis donc pas assez fou pour imaginer que vous soyez accablé
d'aucune souffrance mais je suis sûr que vous ne ressentez les souffrances de
votre corps que dans la mesure où vous les percevez. Quant à ceux qui vous
traitent avec injustice et qui supposent à tort qu'ils ont banni le soleil
évangélique, j'ai raison de les blâmer, mais je prie surtout pour eux, afin
qu'ils renoncent au mal qu'ils s'infligent à eux-mêmes; qu'ils se convertissent
au bien; qu'ils vous rappellent à eux afin de participer à vos lumières. Pour
nous, rien ne saurait nous ravir le rayonnement pleinement lumineux de Jean.
Pour l'instant nous vivons en nous remémorant la vérité de tes enseignements
théologiques. Mais bientôt (je te l'affirme, dussé-je te paraître téméraire)
nous serons réunis à vous.
On peut, en effet, me faire pleine confiance
lorsque j'enseigne et que j'affirme ce que Dieu lui-même t'a révélé,
c'est-à-dire que tu sortiras de ta prison de Patmos, que tu reviendras sur la
terre d'Asie pour t'y exercer de nouveau à l'imitation de Dieu et pour léguer
ton exemple à ceux qui viendront après toi.
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